LA COEXISTENCE  DES SPHERES DE CIVILISATIONS                           

De l’Etat-nation à l’Etat-civilisation –

une étape de la globalisation

      - Essai de révision conceptuelle

 

Durant un demi-siècle, le monde a donné l’impression d’être composé de la sphère bolchevique et   de la sphère capitaliste, toutes deux en perpétuelle compétition pour assurer leur influence dans le reste du monde, dénommé le Tiers Monde[1]. La paix impliquait alors d’éviter un cataclysme nucléaire entre ces deux puissants blocs.

         Or, depuis l’écroulement du système soviétique,

on a commencé à reconnaître que le grand débat entre  le    marxisme-léninisme et le libéralisme capitaliste était à peine plus qu’un débat interne dans la civilisation occidentale : il s’agissait en fait d’un schisme interne[2].

         L’idéologie du néolibéralisme est devenu le globalisme triomphant, essentiellement économiste. Il propose de remplacer le bipolarisme de la guerre froide par une autre bipolarité.             

         Le monde occidental - ayant une production la plus

élevée par habitant – est contrasté par rapport au reste

du monde. A ce propos, le diplomate  Kishore Mahbubani

d’origine indienne, représentant de Singapour auprès des  

Nations Unies, dit avec justesse : The West and the Rest[3].

         L’Occident se présente comme une société   exemplaire (en terme larvé néo-colonial et raciste comme  « le monde civilisé »[4]) : une civilisation  à vocation universelle[5]. Ainsi, le reste du monde, les pays dits «sous-développés» (ou en terme plus recherché «pays en voie de développement» ou «émergents») ont tout intérêt à se comporter comme de simples apprentis de la mondialisation, c’est-à-dire de l’occidentalisation[6].

         Mais si la réalité contemporaine est examinée de

manière plus fouillée, ce classement manichéen,

confortablement binaire, peut être contesté.

         Comment pourrait-on mettre dans la même catégorie

des sociétés aussi différentes que les sociétés africaines,

asiatiques ou sud-américaines ? Tout simplement parce que

ces sociétés ont un produit national brut par habitant moins

élevé que les pays du monde de l’Atlantique nord ?

         L’observation de la réalité globale réfute la division

du monde en deux parties, selon la richesse ou la pauvreté.

Pourtant ce schéma de l’économisme historique est adopté

autant par les néomarxistes[7] que par les néolibéraux. Ces

deux écoles de pensée sont profondément convaincues

que l’ultime explication des phénomènes sociaux se trouve

partout et toujours dans les intérêts économiques. En vertu

de cette doctrine, il est souvent affirmé que la lutte pour

l’identité linguistique des basques, des québécois, des kurdes

ou des albanais, n’est pas autre chose qu’une lutte de classe

larvée pour la redistribution des revenus.

         En réalité, cette vision économiste bipolaire –

commode, mais réductrice – nous empêche de comprendre

les conflits ethniques, raciaux, linguistiques et religieux

qui déchirent aujourd’hui le monde. Elle entrave la recherche

de remèdes efficaces.

         Le  monde actuel n’est pas composé de deux, mais

de plusieurs univers, notamment d’une pluralité de sphères

de civilisations qui coexistent  avec l’espace occidental

d’une manière plus ou moins autonome. Que cela

plaise ou non aux partisans de l’uniformisation du monde,

il existe encore et toujours d’autres civilisations que la

civilisation occidentale, notamment les civilisations arabo-

musulmane, chinoise et indienne.[8] Par conséquent, en 1998,

il a été judicieux de la part de l’Assemblée générale des

Nations Unies de proclamer l’année 2001 comme année

du dialogue des civilisations, et non l’année de la

mondialisation ou de l’État mondial.

                   Certes les arabo-musulmans, malgré leur

préoccupation majeure pour l’unité (oumma)[9], ne sont pas

parvenus à former un État ou une entité politique en général

qui puisse les représenter sur le plan mondial, conformément

à leur importance et avec toute l’autorité voulue. Par contre,

les chinois et les indiens ont respectivement réalisé l’exploit

de constituer et de maintenir un Etat immense tout en englobant

une sphère de civilisation. C’est un acquis historique

remarquable à considérer avec respect, car – à ce jour – les

européens n’ont pas été en mesure de réaliser une union politique continentale.

         Mais pour comprendre le monde, composé d’une

pluralité de sphères de civilisations, il faut s’entendre sur

le sens du terme ‘civilisation’. C’est un mode de vie d’une

population d’importance, établie sur une sphère géopolitique suffisamment étendue pour préserver l’autonomie de son

fonctionnement et ce, d’une manière durable. Selon cette

définition, une civilisation[10] peut englober plusieurs cultures

et peuples socialisés, dans des langues maternelles différentes.

Toutes les civilisations ont trois constituants, notamment 

(1)   un mode de production (plus généralement parlant, un

mode de survie, des conditions matérielles d’existence) avec

une division spécifique du travail, 

(2)   un mode de reproduction collective, garantissant la

survie démographique, anthropologique, et enfin

(3)   une Ecriture propre qui véhicule les valeurs et les

connaissances accumulées, avec leurs axiomes et leur croyance.

           L’idéologie globaliste prédominante[11] s’efforce de faire

croire qu’en raison de l’universalité des valeurs humaines

(reconnues grâce au progrès[12]), il ne peut y avoir, au fond,

qu’une civilisation universelle.

         En effet, les valeurs humaines sont universelles; par

contre, entre elles, elles ne sont pas en harmonie préétablie.

Leur application peut les rendre contradictoires et entraîner

des choix déchirants non seulement dans la vie personnelle,

mais également dans la vie collective.

         Or, chaque civilisation arbitre[13] et résout les

contradictions existantes entre exigences familiales,

professionnelles et religieuses, selon une hiérarchie de

valeurs dictée par ses Écritures. Les diverses civilisations

n’ont pas, par conséquent, les mêmes institutions axiales et

n’attribuent pas le même pouvoir aux institutions politiques, économiques ou religieuses. En d’autres termes, les trois

constituants des civilisations n’ont pas partout la même

importance et la même primauté. 

         Comme nous l’avons mentionné au début de cette

étude, l’érudition occidentale essaie d’appréhender ces

divergences en divisant le monde en deux, soit en civilisation

occidentale et en civilisation orientale.

         Certes, les sociétés occidentales présentent de grandes

similitudes dans leurs caractéristiques anthropologiques, leurs

institutions économiques et dans leur ordre de valeurs plus

ou moins partagé.

         Mais si l’on veut préciser les contours d’une

civilisation dite orientale, une même unité ne peut pas être

démontrée.

         Que serait l’Orient sous l’angle sociologique ou du

point de vue de la géographie humaine ?

Où se situe l’Orient? Est-ce le monde arabe tout entier?

Est-ce le machreq par opposition au Maghreb? Est-ce

la Chine ou l’Inde? Dans cet ensemble, nous ne trouvons aucun

dénominateur commun, sauf celui d’être non-occidental.

L’Orient est donc un concept qui brille par sa pure négativité[14].

Il ne sert qu’à souligner la positivité active et agissante des

Occidentaux.

         L’Orient n’est qu’une simple construction idéologique

occidentale, un concept faux et creux qui s’explique par

l’intention des occidentaux de mettre dans un même panier

les peuples assujettis à la colonisation. Pour cette raison

et non pour une raison scientifique, les universités

occidentales ont fondé et accepté des institutions

(épistémologiquement parlant) hybrides dans leur enceinte,

comme  l’« Institute for Oriental and African studies » de

l’Université de Londres. 

         Il faut même aller plus loin dans la révision conceptuelle: la «civilisation asiatique» est aussi une représentation

contestable de la géographie humaine. Du point de vue

sociologique elle est inconcevable. En termes de méthodologie scientifique, ce concept[15] n’a pas de valeur heuristique

susceptible de nous éclairer, d’enrichir notre connaissance.

         Même la division du monde en cinq continents et leur dénomination n’ont qu’une base très fragile dans la réalité

physique. Par exemple, le subcontinent indien aurait pu être

appelé «continent», comparativement à la partie occidentale

de l’Eurasie qui a été dénommée ‘Europe’. Ces appellations 

et énumérations des continents sont issues fortuitement de

l’histoire des explorations géographiques occidentales.  

         Si  l’on parle d’une ‘civilisation asiatique’ et que l’on

transpose ainsi ces dénominations conventionnelles de géographie physique en géographie humaine, une telle opération est une

erreur plus grave encore, avec des implications trompeuses.

Il suffit de considérer d’une manière détachée la culture des

divers pays tous situés en Asie, comme l’Iran, la Chine, l’Inde

ou Israël, pour constater que, par rapport à l’Occident, il n’y a

pratiquement aucun dénominateur commun entre eux.

Qu’y a-t-il en vérité de commun entre l’Asie musulmane,

chinoise ou indienne? Si notre réponse est définitivement

négative, comment faut-il alors distinguer ces diverses

civilisations?

         Comme il a été dit, toutes les civilisations se distinguent

par un mode de vie collectif durable. Une sphère de civilisation

peut englober plusieurs peuples[16] socialisés, dans des langues

maternelles différentes qui sont l’apanage inaliénable de

l’identité culturelle des personnes. La langue est un élément

constitutif essentiel des sociétés humaines en général, et de leur

culture en particulier, car dans notre esprit concepts, termes et

expressions linguistiques s’entremêlent[17].

          L’univers d’une civilisation est plus vaste qu’une

culture. Il est associé à une Ecriture que l’on apprend le

plus souvent par scolarisation dans une institution sécularisée,

coranique ou autre.

         En Occident, il est souvent affirmé que l’écriture n’est

qu’une simple transcription secondaire de notre langue parlée[18].

C’est à nouveau une vue eurocentrique car, en réalité, ce sont

nos écritures plus ou moins phonétiques qui inspirent cette

affirmation.

         Par contre, la civilisation chinoise a conservé une

écriture idéographique d’origine pictographique[19] laquelle,

du reste,  permet de lire et de comprendre des écrits anciens

de plusieurs millénaires et de se comprendre au travers de

cet État-civilisation qu’est la Chine.

L’écriture assure donc l’unité spatio-temporelle de la

sphère de la civilisation chinoise. Les sinologues ont d’ailleurs

démontré que la conceptualisation chinoise du monde est

inséparable de son écriture idéographique.

         Les discontinuités spirituelles que les Ecritures créent  au sein de l’humanité sont ainsi plus profondes que l’on veut bien l’admettre. En effet, les grands ensembles de croyances se sont cristallisés dans une écriture propre.

         Ce fait s’est aussi exprimé de manière éclatante dans la civilisation arabo-musulmane qui est liée à l’écriture arabe.

La traduction et la transcription du Coran dans une autre

écriture n’a même pas été ambitionné par les disciples de Mahomet. Au contraire, un non-arabe converti (mawali) doit apprendre l’Ecriture sainte, c'est-à-dire l’écriture arabe dans

une école coranique. De plus, on peut observer que les diverses écritures des pays musulmans[20] appartiennent à la famille de l’écriture arabe.     

         La signification profonde des écritures apparaît aussi 

dans le subcontinent indien où une phrase en langue ourdou, 

avec une prononciation déterminée, est écrite dans deux

écritures différentes : en (nas)ta’liq par les musulmans et

en (déva)nagari par les hindous, leur écriture ancestrale.

En effet, les hindous sont liés par l’écriture (déva)nagari

(écriture des dieux en sanskrit) en quoi les textes védiques

sont transcrits.

         Mais l’exemple de l’ancrage d’une écriture dans une

religion peut être observé plus près de nous, à l’échelle des

cultures européennes, au sein du monde chrétien. La langue

«serbo-croate» est écrite par les serbes orthodoxes en

caractères (greco-)cyrilliques, tandis que les croates

catholiques écrivent en caractères romains. Le «logocentrisme

européen» (Jacques Derrida) a bien souvent aveuglé nos

observateurs et commentateurs.

A maintes reprises, ceux-ci ont en effet affirmé qu’avant

la guerre civile yougoslave les croates et les serbes

vivaient ensemble sans savoir qui était serbe et qui était

croate. Pourtant les serbes lisaient déjà les journaux en

caractères cyrilliques et fréquentaient l’église orthodoxe,

tandis que les croates consultaient les journaux en caractères

romains et se rendaient à l’église catholique.

 

 

De l’Etat-nation à l’Etat-civilisation

- une étape de la globalisation

 

Le progrès des moyens de transport et de

télécommunications modernes - de moins en moins onéreux -

a développé, à l’échelle mondiale, des interactions régulières

et fréquentes, des interactions économiques, touristiques et des mouvements migratoires.

          L’idéologie néo-libérale du globalisme, d’inspiration anglo-américaine, postule que cette globalisation va créer

spontanément une civilisation mondiale et ce,

indépendamment des circonstances. Or, qu’elle devienne une civilisation universelle où tous les peuples ressentent leur appartenance ou une civilisation globale des affaires installée par hégémonie, cela dépendra des modalités de la coopération mondiale.

         L’approche globaliste est individualiste et économiste. Elle veut unifier le monde notamment par la promotion des échanges commerciaux internationaux, la pénétration financière transnationale des économies nationales, le

mixage maximal des populations et la migration de la main- d’œuvre à bon marché. (D’ailleurs, il est considéré avec indifférence que le passage d’un migrant d’une sphère de civilisation à l’autre le rend souvent illettré dans son nouveau milieu.)

        Toute pénétration rapide des marchés lointains et tout mixage accéléré des populations créent des tensions et des conflits pour deux raisons principalement.

         Premièrement, l’Occident (implicitement et si nécessaire explicitement) postule que ses principes et son ordre de

valeurs ont une validité universelle. En revendiquant la nature universelle de sa civilisation, l’interdépendance mondiale se

réduit ainsi à une dépendance unilatérale de l’Occident, sous direction anglo-américaine. Cet état de fait nourrit la

résistance ouverte ou cachée des autres civilisations

(cf. terrorisme anonyme), certes plus fragiles, mais néanmoins (co)existantes avec l’Occident, comme les sphères de

civilisations arabo-musulmane, chinoise et indienne.

         Deuxièmement, une tension apparaît par le fait que l’économie transnationale s’organise de plus en plus à l’échelle mondiale, tandis que l’autorité socio-politique

de contrôle et de surveillance démocratique est organisée à    une échelle beaucoup plus basse, notamment à celle de    quelque deux cents Etats nationaux du monde.

          Par conséquent, une trentaine d’Etats à peine ont un budget pouvant rivaliser avec cent à cent cinquante conglomérats transnationaux les plus grands de l’économie mondiale.

           Edmond Jouve, dans son ouvrage Relations internationales[21], donne une vue d’ensemble sur les diverses conceptions de l’État et constate, à juste titre, qu’ «aujourd’hui l’État n’est plus le seul acteur des relations internationales, mais demeure l’acteur privilégié

            Or, l’absence d’une autorité politique unifiée,

contraignante, de type étatique sur un niveau comparable à

celui des entreprises multinationales puissantes, rend le

contrôle sociétal caduc. Etape par étape, il se produit

une quasi-privatisation tacite et rampante de la vie publique

dans le  monde. (Une abolition capitaliste de l’Etat-

providence.)

            Ce déséquilibre socio-politique des institutions

a de graves conséquences, car la réalisation des fonctions sociétales étatiques devient lacunaire, comme par exemple:

la régulation des flux migratoires (et la réglementation de la coexistence des différents groupes ethniques dans des sociétés chargées d’immigrants), la « canalisation » des mouvements (souvent spéculatifs) instantanés des capitaux, l’imposition des gains ainsi que la redistribution des revenus personnels à large échelle.

            Cette situation engendre une instabilité, une désintégration sociale et un sentiment d’insécurité des citoyens et ce d’autant plus que le chaos croissant est

conjugué par un chômage endémique. Le mécontentement chronique alimente les émeutes métropolitaines, lesquelles peuvent ressembler de près ou de loin à une guerre civile cosmopolitaine, nécessitant des interventions musclées des forces de l’ordre[22]. Pourtant ces combats de rue ne peuvent guère constituer un modèle de démocratie, - être le prototype d’une démocratie à participation globale.

           Pour les conglomérats transnationaux, le libre-

échange signifie la liberté tout court. De leur point de vue,

la  coordination socio-politique assurée jadis par l’Etat peut

se réduire à des réseaux de diverses organisations spécialisés  (comme l’OMC, l’OCDE etc.).

           Certains milieux, tout en profitant de l’anarchie internationale (p. ex. des paradis fiscaux), répandent l’idée populiste d’un État mondial par démocratie dite directe et sponsorisée .[23]

            L’Etat, cet « acteur privilégié », est indipensable en

dernier recours pour garantir l’ordre et la justice (sociale),

clef de voûte d’une société organisée. Mais il doit s’assurer

que les moyens sont réellement à sa disposition pour assumer

cette tâche. Par rapport aux mégaconglomérats transnationaux,

les Etats des grandes nations[24] européennes, comme la France,

ne font même plus le contre-poids. Afin de rétablir l’autorité

et l’efficacité du fonctionnement de l’Etat, il  ne suffit plus de recourir à la nation basée le plus souvent sur une communauté linguistique. L’Etat, relevant le défi d’un monde globalisant,

est obligé de se reconstituer sur un niveau géopolitique plus

élevé, notamment au niveau de la sphère de civilisation.

Comme nous l’avons relevé, indépendamment de leur développement économique, la Chine et l’Inde ont d’ores et

déjà achevé cette étape de développement politique.

L’Europe n’en est qu’au stade de la construction de cette unité

politique. En allant plus loin dans l’échange réellement

réciproque d’expériences, l’Union Européenne aurait dû

accepter l’idée que la Constitution de l’Inde lui serve davantage de modèle que celle des Etats-Unis d’Amérique, laquelle a été

prise – bien évidemment – comme référence. En réalité, la

diversité linguistique et ethnique de l’Inde, sur des

emplacements géographiques précis dans les homelands

(desh et pradesh, mère patrie et canton), est plus comparable

à la diversité socio-ethnique de l’Europe des Etats nationaux

qu’à la diversité sociale dispersée des Etats-Unis d’Amérique.[25]

            Dans la phase actuelle du développement historique, la reconstitution de l’Etat au niveau des civilisations est donc d’actualité.

            Pour avoir un Etat solide fonctionnant d’une manière cohérente, il est nécessaire d’avoir, à un certain degré, un

ordre de valeurs partagé et transmis par l’écriture commune

- au travers des générations - d’une tradition ancestrale.

Malgré la circulation accrue des hommes et des messages

sur notre globe, nous ne trouvons pas encore une cohésion

durable reliant les «tribus». La substitution pure et simple

de la cohésion interne des Etats nationaux, par une soumission

à l’empire anglo-américain, n’est pas une proposition attractive.

Du reste, l’anticipation de l’extension mondiale de la prédominance anglo-américaine est largement exagérée,

autant sur le plan politico-militaire que culturel[26]. De toute

façon, la création immédiate d’un Etat mondial, impérial ou

non, n’est qu’une utopie[27] ou une contre-utopie.

            En revanche, les Etats-civilisations ont la taille suffisante

pour développer dans leur propre cadre une division du travail

qui assure effectivement l’économie d’échelle, sans dépendre

outre mesure du commerce international. De plus, dans le stade actuel du développement, les Etats-civilisations sont parfaitement en mesure de se défendre et de se mettre à l’abri du chantage éventuel d’une superpuissance et de préserver, par conséquent,

leur mode de vie collective d’une manière autonome.

            Les Etats-civilisations souverains ayant un rang

géopolitique égal créent les conditions nécessaires pour un

 véritable dialogue. Le regroupement des peuples en Etats-civilisations est susceptible d’engendrer une réciprocité

symétrique dans les relations internationales. Ainsi, au lieu d’interférences unilatérales d’une puissance hégémonique,

une coopération pourrait s’instaurer d’une manière acceptable,

c’est-à-dire à un degré consenti par tous les Etats concernés[28].

Si les pays de civilisation européenne arrivaient donc à

constituer une seule représentation étatique sur le plan

international, notre sphère de civilisation pourrait retrouver

sa voix dans le dialogue mondial.

 

 

Conclusion

 

            La lente constitution d’une seule civilisation sur le globe peut se dérouler de différentes façons. Le «leader» anglo-américain de l’Occident propose tacitement un modèle de type « new-yorkais». Cela signifie le brassage et le mixage des populations de divers continents, par migration chaotique, comme main-d’œuvre exposée aux forces du marché mondial. Tandis que, sous la protection providentielle des Etats-Unis d’Amérique, le consumérisme occidental envahit toutes les sphères de vie de toutes les civilisations.

              Or, un autre modèle peut être proposé comme stade de mondialisation. Il s’agirait avant tout de regrouper des Etats-nations, appartenant à une même civilisation, en Etat-civilisation, à l’image de l’Inde et de la Chine, et de renforcer, d’intensifier leur cohésion interne. Bâtie sur la coopération progressive de ces entités géopolitiques, l’unification du monde serait plus organique. Sur cette voie, les civilisations non-occidentales, y compris la civilisation arabo-musulmane, ne se sentiraient pas marginalisées.

 

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[1] Jouve (E.), Le Tiers Monde, Paris, Presses Universitaires de France, 3. édition,

1996, p. 16 ss.

[2] Dans la perspective de l’économisme historique, il est au fond question d’une

 querelle entre marxistes et libéraux pour départager l’héritage spirituel de Ricardo.

[3] Mahbubani (K.), Can Asians Think ? New York, 2. ed. 2002.

[4] Blaut (J. M.),  The Colonizer’s Model of the West : Geographical Diffusion

 and Eurocentric History, New York NY, The Guilford  Press, 1993. Voir aussi

 la thèse de doctorat de Gong (G. W.), The Standard of ‘Civilisation’ and the

Entry of Non-European Countries into International Society, Oxford, Clarendon

Press, 1984.

[5] Le récent livre de Garton Ash, historien d’Oxford et élève de Isaiah Berlin,

s’inscrit dans cette vision du  monde avec le « global  paramountcy »

de l’Occident (où il n’y aurait pas de contrainte arbitraire et où les leaders

seraient sélectionnés équitablement). Selon Ash, l’Occident doit libérer le

monde entier en utilisant son « paramountcy » économique et militaire (assuré,

selon lui, pendant encore bien deux décennies). Du reste, l’auteur affirme

également que l’Amérique a été la première Union Européenne. (Ash, (T. G.),

Free World: America, Europe and the Surprising Future of the West, New York NY,

Random House, 2004. 

[6] Latouche (S.) , The Westernization of the World: The Significance, Scope, and

 Limits of  the Drive Toward Global Uniformit,  Cambridge,  1996. Panhuys (H.)

 et Zaoual (H.) (ed.) , Diversité des cultures et mondialisation. Au-delà  de

 l’économisme et du culturalisme, Paris, L’Harmattan, 2000. Ankerl (G.) ,

 Développement occidental, progrès sociétal et solidarité politique pour un

pluralisme civilisationnel. In : Albert Tévoedjrè, compagnon d’aventure, Paris,

Berger-Levrault, 1988, pp. 223-239.

[7] Bidet (J.) et  Kouvékalis (E.) (ed.), Dictionnaire Marx contemporain, Paris,

Presses Universitaires de France, 2001.

[8] Ankerl (G.) , Global Communication without Universal Civilization. T. 1:  

Coexisting Contemporary Civilizations. Arabo-Muslim, Bharati, Chinese, and

 Western, Genève, INU Press, 2000.

[9] Thoraval (Y.) (ed.) , Dictionnaire de civilisation musulmane, Paris, Larousse,

 2001, p. 107 .

[10] Theodorson (G. A.) et Theodorson (A. G.), Modern Dictionary of Sociolog

The Concepts and Terminology of Sociology and  Related Disciplines,

 New York NY, Thomas Y. Crowell Company, 1970, p. 48.

[11] Selon l’idéologie libérale – aujourd’hui prédominante en Occident - les êtres

humains affranchis, émancipés définissent eux-mêmes leur identité culturelle,

voire sexuelle et raciale. (Les derniers recensements américains ont laissé aux

individus le choix de s’auto-définir.) Voir aussi Arblaster (A.) , The Rise and

Decline of  Western Liberalism, Oxford, Basil Blackwell, 1984.

[12] Cf. Elias (N.) ,  The Civilizing Process: State Formation and Civilization,

 Oxford, Blackwell Publishers, 1939.

[13] Ankerl (G.) , Tolerancy. Variation of the Concept According to Different

Civilizations. In: Democracy and Tolerance,  Paris, UNESCO, 1995, pp. 59-76.

[14] Ankerl (G.),  op. cit. 2000, pp. 145 et 393. Saïd (E.) , Culture et impérialisme,  Paris,

Fayard, 2000. Carrier (J. G.) (éd.), Occidentalism : Images of the West, Introduction,

Oxford, Clarendon Press, 1995, pp. 26-29.

[15] Tout le débat sur le mode de production dit asiatique est entaché de cette

insuffisance conceptuelle eurocentrique. Ankerl (G.) (ed.), op. cit. 2000, pp. 55 et

404. Wittfogel (K.A.), Oriental Despotism: A Comparative Study of  Total Power,

 New Haven, CT, Yale University Press, 1957. Tökei (F.) (éd.) , Essays on the

Asian Mode of Production, Akadémiai, Budapest, 1979.  Zhang  (Y.) et Bai Jianfu,

Where is the Crux of Asian Mode of Production ? In: World  History. 4. 1981.

Le symposium de Tanjin (1981) donne une vue d’ensemble sur le débat.

[16] Jouve (E.), Relations internationales, Paris, Presses Universitaires de France,

1992, pp. 121 ss.

[17] La position fondamentale du langage dans la définition de la culture humaine

est bien établie, ainsi que la position sociolinguistique privilégiée de la langue

maternelle que l’on acquiert par voie comportementale, contrairement aux autres

langues que l’on apprend par voie cognitive. De Saussure (F.), Cours de linguistique

générale, Paris, Payot, 1967, pp. 32-35. Fodor ( J. A.), The Modularity of  Mind,

Cambridge, MIT Press, Cambridge, 1983. Temple (L), Memory and Processing

Modes in Language: Learner Speech Production. In: Communication & Cogni­tion.

1/2.1997, pp. 75–90. Vosniadou (S), Towards a Revised Cognitive Psychology for

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pp. 95–110. Kahn Pfeufer (R.), Bearing Meaning: The Language of Birth,

Urbana IL, Illinois University Press, 1995. Bloom, (L.), The Transition from

Infancy to Language: Acquisition the Power of Expression, Cambridge,

Cambridge University Press, 1995. Narasimhan (R), Language, Behavior:

Acquisition and Evolutionary History, London, 1998. Ruhlen (M.),  The Origin

 of  Language: Tracing  the Evolution of  the Mother Tongue, New York NY, 1994.

Manceron (G.), Cesser d’ignorer les langues maternelles à l’école. Langues : Une

guerre à mort. In:  Panoramique 2000,  pp. 197-202. 

[18] Mounin (G.), Dictionnaire de la linguistique, Paris, Presses Universitaires

 de France, 1974, p. 120.

[19] Même si aujourd’hui, dans l’écriture chinoise, un grand nombre de signes

représentent phonétiquement des termes empruntés de l’Occident , ils sont 

obligatoirement transcrits en caractères chinois. Yuen Ren Chao , Langage

et systèmes symboliques, Paris, Payot, 1970. p. 238. Alleton (V.), L’écriture

chinoise,  Paris, Presses Universitaires de France, 1970. pp. 15 ss.

Haarmann (H.), Universalgeschichte der Schrift, Francfort, Campus,

1990. Faulmann (C.),  Schriftzeichen und Alphabete aller Zeiten und Völker,

Wiesbaden, Marixverlag, 2004, pp. 47-49.

[20] Cela a été le cas en Turquie avant la sécularisation de l’Etat en 1924 et l’abandon

du Diwany - c’est-à-dire du Naskhï de la chancellerie turque - ou encore du Rika’a

 turc pour l’alphabet latin. Les écritures Naskhï et Taliq persanes, les écritures

 Naskhï afghane, pakistanaise ou malaise (l’écriture de la langue bahasa malaise

et indonésienne) font toutes partie de la famille de l’écriture arabe. (Faulmann, op.

cit., pp. 95-114.)

[21] Paris,  Presses Universitaires de France, 1992,  pp. 43-54.

[22] Voir l’émeute à  Seattle en 1999 contre l’emprise de l’Organisation Mondiale du Commerce sur une partie croissante des activités (culturelles etc.) - et des interactions humaines, - dites de «service ».Voir le site :

 www.ngos.net/organisations/wto.htlm

[23] Strauss (A.) et  Falk (R.) proposaient de manière répétée un sponsoring

« for  a Global  People’s Assembly » (International Herald Tribune ,

14.11.1997 et 5.10.1999).Voir  encore à ce sujet Falk (R.) , Democratising,

internationalising and globalising. In: Third World Quarterly, 1993. Held (D.),

Democracy and Global Order : From the  Modern State to Cosmopolitan

Society. In: Palan (R.) (ed.), Transcending  the State-Globe Divide, Boulder IN,

Indiana University Press, 1994. Berry Buzan du London School of Economics,

dans son From International System to World Society ? (New York NY,

Cambridge University Press, 2004). appelle à juste titre le non-étatique système

transnational , «murky forces of global society ». Pour une critique plus détaillée 

voir: Ankerl, op. cit. 2000, pp. 272-276, 327 et 464.

[24] Tilly (Ch.) (ed), The Formation of National States in Western Europe,

Princeton NJ, Princeton University Press, 1975, p. 24. Spruyt (H.),

The Sovereign State and its Competitors, Princeton NJ, Princeton

University Press, 1995. Macedo (D.), The Rise and Decline of National State,

Cambridge MA, Harvard University Press, 1992. Kazancigil (A.), The State

in Global Perspective, Paris, UNESCO, 1986.

[25] Oommen (T. K.), Ethnicity, Immigration and Cultural Pluralism: India and

USA. In : Kohn  (M. L.) (ed.), Cross-Cultural Research in Sociology, Newbury

Park CA, Sage Publications, 1989, p. 291.

[26] Macado (D.) et al., The Hegemony of English, Boulder IN, Paradigm, 2004.

Le linguiste anglais, David Graddol, affirme dans Science (2.3.2004) que

la langue anglaise, actuellement, est  la langue maternelle de 7%  de la

population mondiale, alors qu’en 1950 elle était de 9%. Il estime qu’en 2050

ce pourcentage reculera à 5%. Ainsi, non seulement le chinois et l’hindi vont

devancer l’anglais, mais aussi l’arabe. Du reste, actuellement moins de 10%

des gens peuvent parler couramment l’anglais dans le monde, mais son

utilisation quotidienne est encore plus faible car la langue maternelle

est en général préférée. On peut en conclure que l’anglais est la langue

internationale la plus importante, mais bien loin d’être une langue globale. 

[27] Lapouge (G.), L’utopie et civilisations, Paris, Weber, 1973.

[28] Cette affirmation est une référence à la théorie des jeux appliquée à l’étude de la

coopération des partenaires autonomes de la politique internationale. En effet, la

coopération peut se produire dans des situations où les partenaires ont des intérêts

strictement identiques, des intérêts strictement opposés ou, dans les cas les plus courants,

des intérêts mixtes. Ainsi, une pluralité de solutions coopératives sont possibles, et la

coopération préférée de l’un ou de l’autre des partenaires peut être plus ou moins

temporaire voire instable. Cordonnier (L.), Coopération et réciprocité. Paris, Presses

Universitaires de France, 1997, pp. 27ss.